vendredi 9 janvier 2015

"Charlie Hebdo" - L'Afrique réagit - Dilem : "Ce n’est pas qu’un titre, c’est un esprit"


INTERVIEW. Depuis Alger, Ali Dilem, le caricaturiste vedette du journal "Liberté", réagit à l’attentat contre "Charlie Hebdo". Il connaît bien les dangers inhérents à son métier.


Ali Dilem sait de quoi il parle. Menacé de mort à plusieurs reprises par des groupes islamistes, il doit encore aujourd'hui faire face à de nombreux procès pour diffamation initiés par le pouvoir algérien.

Le Point Afrique : Quelle a été votre réaction à l’attentat ?

Ali Dilem : J’ai été complètement soufflé par la nouvelle quand on m’a appelé pour dire qu’il y avait eu des coups de feu au siège de Charlie Hebdo. Je n’y croyais pas. Je connaissais assez bien les caricaturistes tués. Se dire que Cabu et Wolinski ont été assassinés, c’est inimaginable. Cabu était comme mon grand frère, ma jeunesse tout entière. Il m’a servi d’exemple à mes débuts et c’est avec lui que j’ai compris le pouvoir du dessin de presse. J’étais surtout ami avec Tignous. Avec lui, j’ai plein de souvenirs : on a exposé tous deux récemment à Ouagadougou. J’ai retrouvé hier une photo de nous deux au marché de Ouaga, avec tous les marchands qui essayaient de nous vendre des choses. J’avais collé une pancarte à son insu sur son dos disant "J’achète tout et je paie cash". Il s’est retrouvé assailli par les vendeurs tandis que, moi, on me laissait tranquille. Il se demandait ce qu’il lui arrivait. Puis on a été pris en photo avec cette pancarte. Ce gars-là était mon ami…

Vous étiez lecteur de Charlie Hebdo ?

Je n’étais pas que lecteur, j’étais adepte. Charlie Hebdo a toujours été la bible des dessinateurs. Charlie Hebdo, ce n’est pas qu’un titre, c’est un esprit. J’ai fait des dessins inimaginables en Algérie en m’inspirant de cet esprit libérateur. Cela m’a permis d’exorciser tous les drames qu’on a vécus ici pendant la décennie noire. À l’époque, j’ai été assez inconscient pour faire de l’humour sur des choses terribles, et ça c’est grâce à Charlie Hebdo, ça, c’est Cabu, c’est Wolinski. Et puis, j’ai vécu aussi avec cette équipe de Charlie Hebdo. Je leur dois énormément, à titre personnel comme professionnel. J’étais venu en France en 1994, fuyant l’Algérie et des dangers trop grands.  Ils m’ont accueilli et m’ont permis de continuer à dessiner. Je ne peux être que leur être reconnaissant de ça.

Et comment qualifieriez-vous cet esprit ?

Un esprit irrévérencieux, complètement décomplexé. Je me suis replongé hier dans des entretiens avec Cabu. Il expliquait les choses de façon tellement simple. Il disait : "Je ne sacralise rien", et c’est cela qui était exceptionnel. Il jonglait avec tous les concepts, ne s’interdisait rien. Moi, quand on m’interrogeait sur l’islam par exemple, je répondais en disant : "Oui, je respecte les musulmans, je ne veux pas les heurter, ma limite est de ne pas heurter." Mais lui disait : "Non, je suis un dessinateur, je fais de l’humour, prends-moi comme je suis. On n’a pas à mettre le curseur au niveau de celui qui est en face, c’est à lui de s’adapter ou alors qu’il ne regarde pas les dessins, c’est simple."

Est-ce que vous comprenez qu’un dessin puisse cristalliser autant de colère destructrice, plus parfois qu’un article ?

Le dessin touche tout le monde. On le comprend très vite, les lecteurs comme les non-lecteurs. C’est un concentré d’idées, un objet de dérision massive. Les premiers ennuis que j’ai moi-même eus ici en caricaturant les officiels du pouvoir algérien me l’ont bien montré. Quand je me suis attaqué à tout ce qu’il y a de plus sacré dans mon pays, à savoir l’armée et le président. Pour eux, c’était inimaginable qu’on puisse les caricaturer, les défier. J’ai trop connu une époque où on ne pouvait pas prononcer jusqu’au nom du président. Et là, moi, gamin de la banlieue d’Alger, qui du jour au lendemain se mettait à le caricaturer, c’était révolutionnaire, énorme. Et ça, je l’avais compris aussi grâce à Charlie Hebdo.

Qu’aviez-vous pensé à l’époque de la publication par Charlie Hebdo des caricatures de Mahomet ?

Je savais qu’ils s’exposaient à des réactions. Je savais qu’on ne pouvait pas s’amuser avec l’image du Prophète aux yeux de certains. Mais en tant que professionnel de la caricature, je me disais aussi que c’était un sujet comme un autre, et qu’il ne fallait pas s’arrêter à ce qui est considéré comme sacré. Je le dis d’autant plus que je vis dans un pays où le sacré prend différentes formes. Dans les années 1990, il était inimaginable qu’on caricature un président, donc "mon sacré" à moi était de dessiner le président. Pour moi, le sacré est ce qui n’a pas encore été saisi, traité par la caricature. À partir du moment où on le traite, il n’est plus de l’ordre de la sacralité. C’est donc là aussi notre fonction : désacraliser. Je ne travaille que dans cet esprit.

Vous êtes membre des Cartoonists for Peace. Ce groupe aide-t-il les caricaturistes dans leur profession si exposée ?

Plantu est à l’origine de ce groupe et fait du bon travail. Cela nous permet de nous rencontrer, de coopérer et de nous entraider. Peu de caricaturistes vivent de leur métier à travers le monde. Cela m’a donné l’occasion de rencontrer Zapiro, un dessinateur sud-africain et nous avons été désignés tous deux parmi les 50 personnalités africaines les plus influentes. Imaginez, deux dessinateurs aux côtés de Kadhafi, Moubarak, Ben Ali, oui, imaginez cela…

Charlie Hebdo a-t-il été "tué", comme s’en seraient vantés les deux terroristes ?

C’est à nous de veiller à les faire mentir. Il faut le maintenir en vie en perpétuant la tradition de Charlie Hebdo et je veux continuer à faire vivre cet esprit depuis Alger. À cet acte de guerre, on riposte par le dessin. Alors depuis la terrible nouvelle, je dessine…
Le Point Afrique

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